Piero vit sur la planète Lumus en proie depuis de nombreuses années aux guerres coloniales menées par l’Empire contre l’émirat de Shamârdadj; réfugié dans l’émirat, il tente de clarifier les circonstances de l’assassinat de son ami Achraf, inspecteur principal au BARO de Grobujot City, seconde cité impériale et centre économique, situé aux arrières d’un front incertain où la vie est sans cesse confrontée à de multiples combats sporadiques et une rude organisation de l’activité civile. Grâce au métavers, Piero peut encore correspondre mensuellement avec les terriens de l’Ego du Moi(s) dont l’existence est officiellement niée par le département des études d’astronomie du Klapas, la célèbre université de l’Empire bien que, dans l’Arahas, un grand désert pétrolifère qui s’étend sur la majeure partie de l’émirat, les nomades séditieux – désignés abusivement sous le terme de «Shins» – prétendent qu’ils seraient venus, il y a très longtemps, d’une planète nommée Terre.
Salut l’Ego,
Étant donné les circonstances, il me semble opportun de vous parler de mon ami Badr qui rencontra les Shins, pour la première fois de sa vie, le soir où j’ai fait sa connaissance, chez Nâhîa et Dêmê, un couple marié qui avait eu la gentillesse de m’accueillir dans leur foyer durant une période de ma vie à Shima qui fut assez compliquée, car ma propriétaire avait décidé de me mettre à la rue. De propices circonstances firent alors que Badr était follement amoureux de Nâhîa. Bien des années suivirent cette soirée, deux vingtaines exactement, avant que Badr, qui avait rejoint les Shins sur le front de Grobujot City, me rende discrètement visite.
Par un jour printanier, après une longue matinée de nuages gris et d’ondées, le ciel se dégagea un peu durant l’après-midi. J’habitais encore la vieille Shima. Assis dans mon fauteuil, en face de Badr, près de la fenêtre entrouverte, alors que nous conversions depuis bien deux heures, je me retrouvai dans une sorte de spleen, ce spleen qui me prend quand je commence à ressentir fortement l’absence d’Alicia. Ce moment d’égarement ne passa pas inaperçu. Je dus m’en expliquer et, en réponse, Badr me raconta l’histoire de Nâhîa qui est bien longue pour que je la raconte maintenant, mais déballa tout ou presque; tout ce qui lui était nécessaire de déballer, seulement le nécessaire, car il lui était cruel de s’infliger des souffrances supplémentaires et inutiles en soulevant l’hypothèse que quelques non-dits fussent encore enfouis aux tréfonds de son inconscient. Badr était bien conscient de ce «presque». Personne ne pouvait lui reprocher d’avoir enfoui avec tant d’obstination les heures les plus rudes de son existence. Toute sa vie s’était ainsi dissipée… il ne voulait plus ni reculer ni continuer à refuser d’être né bien qu’il se sentît comme un monstre.
Il ne sait toujours pas si, quelque part, il n’est pas un monstre. «Pourtant, tu comprends, je n’ai tué personne, je n’ai fait que me laisser aller à mes fantasmes et les partager avec des personnes qui étaient totalement OK avec moi. Quand tu racontes ça, tu passes pour un détraqué; quand tu dis que tu te demandes comment il est possible que deux personnes vivent ensemble pendant trente ans et que leur désir sexuel existe encore, tu passes pour un lubrique surexcité, un addict du sexe! Mais c’est monstrueux! c’est monstrueux, ces comportements! Je suis paumé, paumé, tu sais; je me sens condamné à la solitude, incapable de ce que tout amour attend de moi: ma totale fidélité sexuelle.»
– Badr, est-on un monstre que de n’avoir «tué personne»?
Un long silence suivit mon interrogation puis nous engageâmes une conversation au sujet d’Ulysse qui aurait participé à la première expédition terrestre sur Lumus; ainsi nous abordâmes le thème de «l’impossible retour» qu’affectionnait particulièrement Alicia.
J’attends avec impatience vos prochaines nouvelles. À bientôt.
Inconscient
Par Pierre Belleney, texte et illustration