Par l’une de ces nuits gothiques, sombres et tempétueuses, à la lueur de deux bougies disposées de chaque côté d’un crâne humain et d’un sablier, un vieil érudit assis dans son fauteuil voltaire lit une copie de « Le mespris de la vie et consolation contre la mort », un recueil de sonnets dont l’édition originale publié en 1594, à Besançon, par Nicolas de Moingesse est conservée aux Archives de la Bibliothèque Municipale de cette ville ; écrit par le Besançonnois Jean Baptiste Chassignet (Doubs, Besançon, 1571, Haute-Saône, Gray 1630), il est dédié à Monseigneur le Marquis de Varambon lui-même auteur de « Relation faicte à l’Excellence de monsieur le comte de Champlite du voyage par luy faict auprès de S. A. l’archiduc Léopold en l’an 1622 ».
Parvenu au sonnet « Un cors mangé de ver », l’homme insère une fine liseuse en argent entre les deux pages du livre, ouvre un petit carnet à reliure de chagrin rouge et tranches dorées, décapuchonne son stylo encre en bakélite noire à plume d’or et note ce qui suit : « Nous apprenons qu’à la fin du seizième siècle – qui vit éclore l’esthétique baroque – les habitants de cette bonne ville de Besançon n’étaient pas alors désignés comme « Bisontins » ainsi qu’il en est aujourd’hui ; la mention de l’archiduc nous rappelle que la maison de Habsbourg administra la Franche-Comté jusqu’en 1678. »
Puis il reprend le livre, relit lentement à haute voix le premier quatrain du sonnet, fermement décidé à le mémoriser ; il le copie à la suite de sa note au sujet des Bisontins et de Besançon -- « parfois nommée Chrysopolis » – ajoute-t-il entre parenthèses témointes de ses intimes querelles byzantines.
Mortel, pense quel est dessous la couverture
D’un charnier mortuaire un cors mangé de vers,
Descharné, desnervé, où les os descouvers,
Depoulpez, desnouez, délaissent leurs jointure ;
Il rédige un nouveau commentaire : « Gérard de Nerval – qui délia son âme dans la rue la plus noire qu’il pût trouver – inclut ce sonnet en 1830 dans son anthologie de poésies françaises. Puis il ajoute une nouvelle parenthèse : « Les romantiques sont-ils baroques ? ».
Dans la semi-obscurité dorée de la pièce, au cœur d’une nuée où volettent des roses à profusion, une vierge à la tunique d’azur, les yeux en extases, contemple les cieux où batifolent de jolis chérubins aux courbes dénudées.
Il écrit : « (Magnificat du Vespro della Beata Vergine.) »
Il se rappelle, avec mélancolie, ces instants d’adolescence inassouvie où il écoutait les nombreux vinyles baroques de sa mère ; malgré une forte et persistante mauvaise conscience, une chaude envie de masturbation le prenait.
Sa rêverie est interrompue par un tonnerre d’applaudissements.
En cette mort ostentatoire, défile la misère de sa vie : serait-il à deux doigts de la conversion ? Mais non, jamais ces mille instrumentalisations jésuitiques, ces jeux de miroirs trompeurs à la lueur de mille candélabres d’or ne parviendront à se jouer de sa protestation face à tant d’absolutisme, tant de luxuriances étalées, d’idolâtres adorations et perverses sublimations de la sexualité refoulée. Oui, c’est bien ainsi qu’il le formule mentalement, mais il ne le note pas dans son carnet, car il sait pertinemment qu’il ne vient pas d’inventer la poudre. Il reprend tout de même son stylo plume pour écrire en pattes de mouche « Je devrais le reconnaître, la question de mon attirance immodérée pour les saintes vierges mériterait que l’on s’y arrête. »
Sera-t-il capable de se relire plus tard ?
Une diversion s’imposait, enfin, plutôt une fausse diversion : il songe à ce comte de Champlitte qui se rendit en 1622 auprès de S.A. l’archiduc Léopold ; il se demande de quel Léopold il s’agissait. Il n’est pas historien, mais de fil en aiguille, son imagination sans limite doublée de cette lassitude de tant avoir fait le tour de sa ville le décide à se lever pour aller dans sa bibliothèque et en sortir un volume de cartes de l’Europe. Il pose son index gauche sur Besançon puis le droit sur Styer, une ville industrielle, à l’est de l’Autriche : luthérienne dès 1525, sa population protestante en fut expulsée en 1625. Cette victoire de la contre-réforme donna lieu à une explosion d’architectures baroques dans la ville.
Qui, de Styer, longera aimablement les rives estivales de l’Enns, arrivera à Mauthausen, au confluent d’avec le Danube. Mais ce sinistre pèlerinage n’est pas le but du vieux rêveur en randonnée baroque, jurassienne et alpine, par près de 800 km de petites routes, de chemins escarpés en bordures vertigineuses de torrents impétueux ; sous de sombres sapins repaires des pires brigands sans scrupules, de douces biches, de rusés brocards et de Grands ducs d’Europe ; aux travers de cols glacés et venteux où des auberges pavoisées aux couleurs de la Patrie, stations services comprises, guettent les infortunés frigorifiés et les moteurs surchauffés ; sur les rives de lacs embrumés où, sous les brillances argentées de la pleine lune, dansent des fées couronnées de gypsophiles et de petites roses blanches, des ondines lascives à longues chevelures noires et blondes, la déesse Flore, le dieu Pan, son envoûtante petite flûte et six charmants bergers.
Au-dessus des vieux volcans glissent des ailes sous le tapis du vent
VOYAGES, VOYAGES
Texte et photographie : Pierre Belleney
Photographie prise à Sainte-Eulalie, Montpellier : Pierre Belleney
Non, son but est Neuhofen an der Ybbs, la marche orientale du royaume de l’est, Ostarrīchi (996) ou Österreich.
Il pourrait commencer son périple sous l’hospice de Notre-Dame du Refuge érigée à Besançon à la suite de la conquête de la Franche-Comté par Louis XIV. Pour faire bonne mesure, il emprunterait la route de La Chaux de Fonds, fief protestant et, en oscillation permanente de l’esprit, entre luthériens et papistes, il ferait étape au lac de Neuchâtel pour y visiter l’Hôtel Du Peyrou, puis se rendrait au lac de Biel où la réforme s’épanouit. Au bord de l’Aar, s’élève la cathédrale de Solothurn la baroque ; à Zurich – encore un lac – Sankt-Peter Kirsche est réformée, dépouillée de ses éléments les plus ostentatoires, comme à Winterthur où l’assurance d’un second dépouillement bienséant le couvrira de ne pas sombrer dans le rococo de l’abbatiale et de la bibliothèque médiévale de Sankt-Gallen, Voici le Voralberg, Bregenz, le Bodensee und Südbayern, au coeur de la contre-réforme triomphante.
À Murnau am Staffelsee, Gabriele Münter partagea sa vie avec un Kandinsky ému par les « Hinterglass Malerei », ces icônes peintes sous verre par les paysannes, quand les gels glacent les terres. La route des lacs traverse Bernau am Chiemsee et voilà Salzburg « la ville aux cent églises » ; Mozart, les princes-archevêques ; les protestants en sont expulsés en 1731. Berchtesgaden est à deux pas.
Alors commence « Die österreichische Romantikstraße », la route romantique vers Wien, par Mondsee (le lac et la ville de la lune), Seewalchen am Attersee, l’abbaye de Kremsmünster, l’église de Kirchberg. Styer, Amstetten et enfin Neuhofen an der Ybbs sous la protection de Sankt Veit, au cœur de la Marche de l’Est.
Le vieil homme ressort son carnet ; il y écrit : « saint Guy ou saint Vith, en français ; supplicié dans un chaudron de poix bouillante ; saint thaumaturge ; voir empoisonnements collectifs à l’ergot de seigle. »
Fêtera-t-il la fin de ce périple devant l’oratoire de saint Nepomuk ou un grand verre de most bien frais ? dans une ferme, près du poêle de faïence, devant l’Herrgottswinkel, « le coin du Seigneur » – un « autel domestique », dirait l’anthropologue.
Pâle, en habits de fête, le vieil homme s’essayera-t-il sur le banc, face aux napperons en dentelle, aux branches de palmier, aux bouquets de fleurs roses, blanches et bleues, aux herbes consacrées, au chapelet, à la Bible, au crucifix, au Sacré Cœur, à la Vierge Marie, aux icônes peintes sous verre et dorées de Florian, Nikolaus, Veronika ? Les bougies seront-elles allumées ?
Il écrit encore : « Désir absent. (Entre deux bulles de comic-strip). » Il fixe les orbites du crâne et le sablier ; il songe un instant et, regrets ultimes, comme pour braver le destin, il ajoute :
« Réquiem ætérnam dona eis Dómine, et lux perpétua lúceat eis.
Requiéscant in pace. Amen. »
Il souffle les bougies.